En 1991, la revue universitaire nord-américaine, Research on African Literature, publiait l’étude (cosignée par Guy Ossito Midiohouan) sur les relations entre la création intellectuelle et le pouvoir politique au Togo. L’enquête de terrain qui a précédé ce travail m’a également permis de rencontrer de valeureux guerriers de la pensée comme Togoata Apedo-amah et Huenumadji Afan qui, contrairement à d’autres, n’ont jamais baissé la garde. Jusqu’à présent.
En marge de cette enquête, j’avais publié un reportage dans le journal béninois L’indépendant. Certains milieux activistes de Lomé avaient photocopié et distribué cet article. Cela inquiéta le gouvernement qui me déclara persona non gratta et arrêta au passage quelques jeunes de mes amis d’alors. Le procès de ces derniers précipita le processus qui aboutit à la conférence nationale.
Je viens de relire cet article qui m’a été renvoyé de Lomé. Je constate que c’était un vrai reportage basé sur des faits. Je constate aussi que la situation n’a pas vraiment changé 31 ans après. En dehors du fait que certains que j’avais perçus comme combattants de la liberté ont fini par se découvrir ou s’éteindre.
L’argent menace la démocratie au Togo
Du 21 au 27 mai 1990, le Conseil National du Rassemblement du Peuple Togolais s’est réuni à Lomé pour dire non à la démocratie. Depuis sa création en 1969, le R.P.T s’est laissé confondre avec l’Etat togolais. Il s’agit d’un parti-Etat dirigé par le Président de la République. Les activités menées par ce parti et son organisation interne en ont fait une structure intouchable qui garantit « la paix et la stabilité politique » conformément à la volonté populaire officiellement exprimée.
Seulement voilà. Depuis une vingtaine d’années, on a eu de plus en plus tendance à confondre les avis de la masse avec ceux « du père de la nation », « grand timonier » « guide de la révolution », le Général Gnansigbé Eyadéma. Et lorsqu’un individu rêve de promotion socio-politique, ce n’est point le peuple qu’il flatte mais le messie. Peu importe le ridicule. Il n’est pas possible de passer une heure de musique à Lomé sans un morceau destiné à louanger le chef de l’Etat. La production artistique et intellectuelle s’en trouve sclérosée. Un certain unanimisme du peuple togolais « debout comme un seul homme » derrière le Général Eyadéma est chanté. Or, dans le pays, des velléités de contestations sont étouffées par des pratiques qui restent à comprendre. De fait, la peur et la schizophrénie sont les deux grandes caractéristiques du commun des intellectuels togolais. Cependant depuis bientôt cinq ans, on note une certaine volonté de « libéraliser la parole », de « battre la campagne pour tuer les mythes » existants.
Tant que cet éveil est timide et ne gêne pas le gouvernement togolais, on peut laisser les intellectuels se défouler. On peut même créer une commission nationale des Droits de l’homme pour donner l’illusion d’une démocratie. L’essentiel est d’être soutenu par la France et les Etats-Unis afin de déjouer toute tentative de coup d’Etat, comme cela a été le cas en 1986.
Mais il n’y a pas loin entre le Capitole et la Roche tarpéienne. Avec l’éclatement du système monopartite dans le monde, la lutte verbale d’intellectuels togolais comme Huenumadji Afan, Apédo-Amah, Kossi Efoui, Selom Gbanou, Kangni Alemdjrodo, Adama Ekué Adama, Maître Galy et consorts commence à inquiéter. Surtout que depuis décembre 1989, des tracts et des graffitis d’une certaine « Convention Démocratique des Peuples Africains » s’en mêlent par un large champ d’action dont le campus universitaire de Lomé. Cette « Convention… » qui se veut un parti d’opposition est basée en France, mais elle a des cellules à Lomé ; efficace au point où, malgré tous ses moyens, la police politique n’a pas réussi à les démanteler. Au début, la trouille du gouvernement a été si sensible que les étudiants, sous l’égide du MONESTO (Mouvement National des Etudiants et Stagiaires Togolais), ont dû faire une marche pour assurer le Président de leur soutien : « Nous n’avons pas encore eu l’occasion depuis le début de l’année académique, de marcher. Nous saisissons celle-ci. Ce qui m’énerve, c’est que les camarades ne crient pas bien. » me confie un des étudiants, qui m’a confondu aux manifestants. « Ils sont peut-être fatigués. » répliquai-je. « Mais si on ne crie pas bien on n’aura pas beaucoup d’argent. » reprit-il. « Parce qu’on sera payé ? » demandai-je. « Quoi ? ils vont manger nos noms ? » A la fin de cette marche, les étudiants inscrits pour la marche ont perçu chacun quatorze mille francs annoncés comme un don personnel du Président.
Peu de temps après, le nombre des étudiants bénéficiaires d’une bourse a été sensiblement augmenté. Mais les tracts pleuvent, les affiches et les graffitis se multiplient, sans que jusque-là la police qui passe quelques heures plus tard pour ramasser les documents subversifs arrive à mettre la main sur quelqu’un.
Puis la trouille s’agrandit lorsque le directeur de « Propos Scientifiques », refusant toute lutte clandestine, se propose comme candidat à l’Assemblée Nationale. Premier avec 30% des suffrages exprimés au premier tour, il a été finalement vaincu par la coalition conservatrice avec néanmoins le record de 48% des suffrages exprimés.
Le 19 avril, les étudiants de Droit organisent une conférence sur le thème : « Droits de l’homme et démocratie », prétexte pour revendiquer la liberté d’expression, la démocratie pluraliste et dénoncer les abus du pouvoir. C’était la goutte d’eau qui déborda le vase. A coup d’intimidation, les autorités politiques ressortissants de chaque région, quelle que soit leur fonction dans le gouvernement, rencontrent les étudiants de chez eux pour leur mettre les points sur les « i ». C’est dans cette ambiance qu’un des dirigeants de l’AMENTO (Amicale des Etudiants ressortissants du Nord-Togo), le nommé Nayone (quatrième année de philosophie) a disparu mystérieusement, sans que ses proches puissent dire si c’est volontairement ou non. En tout cas, cette disparition a déferlé les chroniques de Radiotrottoir, seule source d’information au Togo, et aux dernières rumeurs, Nayone serait à Lomé, mais isolé.
Au début du mois de mai, Kangni Alemdjrodo joue sa pièce « Chemin de Croix » qui met en exergue la torture, le népotisme et l’irresponsabilité criarde des dirigeants. Le 9 mai, au mépris des menaces au téléphone, Monsieur Adama qui enseigne l’Esthétique au département de philosophie de l’U.B. donne une conférence à l’Institut Goethe et prône le multipartisme. Trois jours plus tard, il est atteint d’hémiplégie et se retrouve inerte depuis lors à l’hôpital de Lomé. Mais les autres agitateurs révolutionnaires ne démordent pas. Le gouvernement se sent au pied du mur. Déjà averti par « le vent de l’est », il a organisé précipitamment un sondage sur le multipartisme. Et, c’est pour se tirer d’affaire que le Conseil National du RPT, instance suprême de décision entre deux congrès, a été convoqué. Sans les cadres non membres du parti.
L’une des décisions importantes de ce conseil est la séparation du parti de l’Etat. L’autre est le rejet du multipartisme jusqu’à nouvel ordre. Pour préparer l’acceptation de cette décision, certains jeunes artistes et étudiants dont Alemdjrodo et Efoui ont été menacés nommément. Puis les étudiants de l’UB ont pris leur propre décision de faire une marche le vendredi 25 pour soutenir Eyadéma. Ils étaient en plein examen de fin d’année. Des tracts ont prévenu d’éventuels incidents, puis la marche a été reportée au lundi 28, le temps de distribuer de l’argent à quelques étudiants. La nouvelle a été répandue que le montant de gratification de la marche s’élèvera au chiffre record de cinquante mille francs, ce qui a brusquement éteint l’enthousiasme contestataire de certains étudiants.
Ainsi, tout a été mis en œuvre pour que la presse occidentale ne retienne de tous ces événements que la fameuse marche de honte, marche à l’issue de laquelle une grande beuverie a été organisée. Mais pour la première fois, de l’argent n’a pas été voté officiellement aux manifestants.
C’est clandestinement que le gouvernement aurait mis 50 millions à leur disposition, ce qui revient à environ dix mille francs par manifestant.
Ces pratiques de conservateurs d’une politique qui tient à se maintenir à n’importe quel prix ne font que retarder l’inévitable « Ouragan » Démocratie qui balaie actuellement toutes les tendances dictatoriales.
Se dire que cela n’arrive qu’aux autres est faire la politique de l’autruche. Faire ce constat à temps coûterait moins cher à nos peuples, reviendrait à s’assurer une place confortable dans le nouveau concert des nations.
Camille Amouro
L’INDEPENDANT N° 003 DU 18 JUILLET 1990, page 8